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Message par Cécile Jeu 8 Nov 2007 - 16:40

Retour à Babel

De l’utilité ou de l’inutilité de l’anglais à l’école primaire…

« Universalité de la langue française », disait Rivarol : j’ai peur que l’utopie du XVIIIème siècle, l’adéquation rêvée des mots aux idées, n’ait vécu. Professeur de français, j’ai, comme nombre de mes collègues, l’impression d’enseigner une langue étrangère.
Que faire ? Je ne traiterais que des textes contemporains, je renoncerais, comme le souhaite Gérard Aschieri (dans Education nationale : un grand corps malade, Canal Plus, septembre 2007), à toute littérature antérieure aux Petits enfants du siècle (1), que ce sentiment d’étrangeté ne serait guère différent. Il faut être Bégaudeau pour s’extasier devant le bredouillage de ses élèves — mais comment peut-on être Bégaudeau ?
Les mots que j’utilise ici-même, mes tournures de phrase, ma syntaxe, ma rhétorique (toutes choses que j’ai apprises en classe) ont une forme, une complexité et des arrangements qui sidèrent des générations instruites dans le borborygme. La vraie déconstruction, elle n’est pas dans ces universités américaines où enseignait Derrida, elle est là, dans ce français rompu, tenaillé, éclaté, que parlent tant de nos élèves.
Tous ? Sans doute quelques villages d’irréductibles puristes résistent-ils encore, sur la Montagne Sainte-Geneviève et ailleurs, à l’envahisseur barbare d’outre-périphérique. Mais je ne me bats pas pour les élèves du lycée Henri IV, qui se défendent bien tout seuls. Non : je me bats pour ces pauvres gosses sommés de parler la langue des gangs sous peine de passer pour des « bouffons ». La langue black-blanc-beur.
Par parenthèse, la hiérarchie au sein des cités les plus ghettoïsées est plutôt black-beur-blanc (mais les danseurs de la troupe B3, inventeurs du sigle, ont sans doute trouvé que « beur-blanc » sonnait d’une façon trop culinaire). Dans Mauvaise langue (Seuil, 2007) Cécile Ladjali cite l’analyse de l’une de ses élèves du 9-3, comme on dit quand on ne sait pas prononcer ou écrire « Seine-Saint-Denis » : « Dans la cité il y a trois clans… En haut de la pyramide, il y a les Blacks, ils sont les plus forts. C’est eux qui parlent et qu’on écoute. Au milieu, il y a les Beurs. Ils suivent le mouvement. En bas, il y a les Blancs, ceux qui ne peuvent pas habiter dans le quartier pavillonnaire. Pour eux c’est très dur. Moi, je parle avec cet « accent black », pour ne pas passer pour une « bouffonne de Blanche ». »
Une langue ? Quelques centaines de mots torturés (à l’écrit comme à l’oral, le SMS remplissant désormais l’espace entre de ces deux pôles traditionnels). Des mots monosyllabiques, pour la plupart. Toute langue réduite correspond à une pensée atrophiée. Le Petit Larousse est entre les mains des Jivaros. Le graffiti (pardon : le graf’) est la trace écrite, le signe jeté sur le mur, de cette langue en lambeaux qui se hurle à tout bout de champ, et à laquelle on substitue les poings dès que le mot manque — tout le temps.
Et c’est bien une langue de la violence, une langue perpétuellement en colère — à laquelle correspond la mimique figée, la grimace hargneuse de ces enfants en déshérence, sourcils froncés, rides crispées. Cette violence, on peut la diriger contre soi (nous avons l’un des plus fort taux de suicide en France chez les moins de 25 ans, en hausse — particulièrement chez les garçons), ou contre autrui — à commencer par ceux que l’on a sous la main, dans son quartier, et dont on va brûler en priorité les voitures : la langue cannibale se fortifie dans l’auto-dévoration… Confinés dans leurs ghettos architecturaux et mentaux, les jeunes n’ont plus besoin de personne pour élever chaque jour plus haut les murs de leur monde carcéral. Les mettre en prison ? Mais ils y sont déjà !
Et on prétend faire étudier précocement une langue étrangère à des gamins qui ne parlent pas même la leur ? Pas de hasard si c’est l’anglais qui est très majoritairement étudié : aucun risque que les barbares le parlent un jour, leur langue à eux est déjà fracassée.
Qui ne sait qu’un enfant maître de sa grammaire n’apprend pas le même anglais (ou allemand, ou russe…) que ses alter ego (très « autres » et fort peu égaux) de la zone ? D’un côté un bon élève dopé aux séjours linguistiques, insérant peu à peu un vocabulaire toujours plus riche dans des structures pré-acquises. De l’autre, un mutilé de la langue qui saupoudre de mots glanés chez Puff Daddy ou Queen Latifah une syntaxe hachée menue. Au final, une disparité encore plus accentuée entre le récitant de Shakespeare et celui d’Eminem.
« Cops », « gun », « black » : nous sommes tous des rappeurs new-yorkais ! Une surabondance de Je, comme si cela pouvait compenser les doutes d’un Moi pris en sandwich entre dérive et délinquance, anéanti dans l’esthétique de la « bande », atome d’un groupe indistinct de matière organique. Un excès de violence. Et des monosyllabes claquant comme de coups de poing.
Parenthèse : il y a deux langues anglaises, dont la somme fait l’anglais. L’une dérivée du normand, l’autre dérivée du saxon. À la première les mots complexes, la pensée et le style, à la seconde les mots courts et pugnaces — langue de barbares germaniques ou danois. C’est cet anglais-là qui est passé dans le rap, mâtiné d’un argot « black » qui n’est même plus celui de Chester Himes. Dans la révolte aussi le niveau baisse.
D’où vient donc cet engouement pour la langue du Notorious BIG ? Cécile Ladjali pense que « la charge érotique contenue dans l’anglo-américain est la conséquence du pouvoir de fascination que cette langue exerce sur les consciences dans nos sociétés. » Et d’ajouter : « Cette langue est celle de la puissance ». Je souscris à cette dernière qualification — à ceci près que la langue parlée par la parodie de la puissance est la langue de l’impuissance, la farce après le drame. Du coup, la charge érotique — dont il ne reste plus que la fascination pour l’argent et ce qu’il permet d’acheter — devient pornographie. L’anglais éructé par les barbares correspond bien à la façon dont ils traitent les filles — deux pas derrière.

Si nous persistons à leur désapprendre à parler (en les sollicitant sans cesse pour qu’ils s’expriment, ce qui est le degré zéro de l’apprentissage d’une langue), si nous persistons à les réduire à l’onomatopée, ne nous plaignons pas de leur violence, de leur machisme,et de leur racisme. On dit souvent que la langue colporte des valeurs : je le crois bien ! Mais ce ne sont pas des valeurs clairement apprises, ce sont des règles enseignées par contrebande. L’ordre suinte d’une langue structurée, la séduction règne dans une syntaxe bien léchée. À rebours, une langue en miettes, Babel éparpillée, n’engendrera jamais que misère, corruption et antagonismes irréductibles. Si nous voulons vraiment que les enfants, dès le Primaire, apprennent une langue étrangère, il faut intensifier leur apprentissage du français. Deux heures, chaque jour, de vocabulaire et de syntaxe, de règles sues par cœur, d’exercices répétés — une langue normée, un apprentissage normatif, et non cette Observation Réfléchie de la Langue qui est aujourd’hui la tarte à la crème de pédants qui se croient linguistes. L’ORL, comme la nomment ces professeurs d’ignorance, consiste à laisser deviner à l’enfant une règle qui ne lui sera jamais expliquée, ni appliquée. Sadisme ou fascisme ? La langue de Big Brother est elle aussi une langue réduite, en nombre et en syllabes. Le rêve totalitaire est celui que des idéologues de la pédagogie tentent d’imposer depuis trente ans — et ils y sont presque parvenus.
Dans un livre un peu bavard mais plein de jolies choses, Daniel Pennac écrit : « Les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe, la peur de lire par la lecture, celle de ne pas comprendre par l’immersion dans le texte, et l’habitude de ne pas réfléchir par le calme renfort d’une raison strictement limitée à l’objet qui nous occupe, ici, maintenant, dans cette classe, pendant cette heure de cours, tant que nous y sommes. » (Chagrin d’école, Gallimard, 2007).
Evidence ! Apprendre à lire, apprendre à écrire, apprendre à parler : rien de naturel dans ces trois opérations — c’est notre grandeur d’hommes de nous épanouir dans l’artificiel. Dans tous les cas, ce sont des codes qu’il faut apprendre, d’unités minimales en unités complexes. Parce que c’est ainsi que la langue et l’esprit se structurent, et les neuro-sciences ‘aujourd’hui confirment les intuitions des linguistes d’hier : la b-a-ba seul abolit Babel, parce que savoir sa langue, c’est, potentiellement en connaître tant d’autres !

Jean-Paul Brighelli

(1) J’ai un léger remords de mêler Christiane Rochefort, qui était un écrivain de valeur, à ces considérations grotesques du lider maximo de la FSU. Mais dans la réalité, nous savons tous que les collégiens n’étudient plus un livre antérieur au Gône du Chaaba.
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